Torchons et serviettes

Je veux développer mon activité. Pour cela il me faut la faire connaître. Je suis sur le point de faire un site qui présenterait à la fois qui je suis, mais aussi ce que je propose. Il se trouve que ce que je suis ne peut se résumer à mon activité, ou bien alors j’ai atteint le nirvana dans le travail, la réalisation parfaite de mon idéal.

Pour convaincre de la qualité de ma prestation, je dois aussi faire valoir mon expérience. Si celle-ci se cantonne à mon domaine d’expertise, c’est simple. Si au contraire j’ai tiré ma bosse dans divers milieux, exercé différents métiers qui se sont nourris les uns des autres, l’exercice devient un peu plus complexe.

Alors, deux sites ? Une affiche pour se vendre, un blog pour s’exprimer. C’est dire combien pour paraître compétent il faut se départir de toute sa créativité, ses doutes, ce qui nous rend unique, pour satisfaire à l’obligation de répondre à des représentations finalement très pauvres, de ce que sont un métier, une vocation, des compétences techniques. La confiance est donc conditionnée à la vision d’un service formaté, et à condition de réduire l’information à son côté utilitaire, sacrifiant ainsi une réelle communication, et donc l’humanité qui s’y rattache.

Et si au contraire, le professionnel devenait plus digne de confiance justement parce que pour lui la vie est un tout indissociable ? Si sa compétence professionnelle dépendait étroitement de tout ce qu’il apporte de ses expériences personnelles dites annexes ? Personnellement, je me sens plus en confiance avec un chirurgien qui pratique la pêche à la ligne ou qui fait son potager, simplement parce que nous partageons une même condition d’être humain occupé à des passions simples, plutôt que d’avoir affaire à un professeur assis sur la gloire de chercheur dont il est auréolé, totalement déconnecté qu’il est du véritable objet de son travail, qui est de participer au mieux-être de ses patients. Voilà pour la vocation, l’investissement réel dans sa mission.

Pour la personne écoutée, il peut donc être plus rassurant d’avoir affaire à un être sinon en paix avec ce qu’il est, mais capable d’assumer une diversité d’être. Car comment défendre le droit d’être unique quand on prend un soin tout particulier à se montrer tout différent de son originalité individuelle, en la muselant ? Comment un patient peut-il faire confiance une fois pressenti ce mensonge, qui infuse toute la production d’un site publicitaire ? Voilà pour la sincérité, la correspondance entre l’être et le personnage.

Ah oui, mais la neutralité professionnelle dans le site de contact ? La neutralité est-elle une distance professionnelle, qui produit une hiérarchie de compétences entre d’une part le patient-client, et d’autre part son thérapeute-prestataire chargé d’apporter des savoirs et des solutions ? Est-elle là pour rassurer le praticien et lui permettre d’être moins atteint, moins percuté par son patient ?

Ou bien la neutralité est elle la nécessaire garantie de ménager la place dont a besoin ce client pour y exprimer une demande parfois hésitante, qui a besoin de temps, d’attention, d’un espace suffisant pour s’exprimer sans se laisser envahir par la faconde créative du rédacteur de site ? Et là, on comprend mieux : tout ce qui est écrit en préalable à la rencontre pose un mode d’échanges, ne serait-ce qu’à cause du vocabulaire, de la « tribu » à laquelle le vocabulaire employé nous destine, et des exclusions implicites d’autres tribus.

Nous ne parlons donc pas de la même chose quand nous prononçons le mot « neutralité », car à la distance prudente qui vise à protéger son pouvoir de praticien, à masquer l’inquiétude de la confrontation ou à préserver sa pudeur, peut répondre la neutralité comme espace protégé du patient, dans lequel on s’est efforcé de n’exprimer aucun jugement de valeur préalable, afin de laisser émerger la véritable demande. Exercice oh combien délicat.

Nous nous retrouvons donc, pour ne pas brouiller le message, à dissocier les pages professionnelles des pages personnelles qui pourtant, pourraient parfois se côtoyer sur un même site. Comme si du point de vue professionnel, la vie personnelle était un peu trop triviale pour être exposée. Comme si, du point de vue privé, la vie professionnelle était trop ennuyeuse, trop éloignée de nos idéaux profonds pour faire partie de notre espace de créativité. C’est encore mettre une distance supplémentaires avec notre client. Et finalement, hormis quelques sites de créateurs graphiques qui mèlent avec bonheur leurs émotions à leur production, ou quelques vendeurs en ligne qui n’hésitent pas à partager l’humeur du jour sur des sujets de société, nous sommes réduits à nous cliver constamment, entre le privé et le public, ce qui en dit long sur la différence entre l’être et le personnage, et notre adhésion à un ordre social.

Publié par mhdesert

Psychopraticienne en libéral

Laisser un commentaire